Ça commence par une image* qui se télescope avec celles de l'été, celles des vacances, celles des expos, snaps et autres légèretés.
Mer. plage, sable, soleil, vent... comme tous les ans je viens me tremper, contempler les nuages et les avions qui décollent près des marais salants à Hyères. Et accessoirement, observer, enregistrer le quotidien et ses menus détails. Avec ce sentiment absurde de trop de touristes sur "ma" plage [comme si je n'en étais pas devenu un depuis le temps !]. Trop. Ce "trop" insupportable parce qu'on s'est peu à peu organisé pour oublier l'autre, pour délimiter son territoire, quelques mètres carrés autour de son écran.
La radio, encore. les mots. Insupportables aussi. Ou pas, c'est selon. Comme les paroles de ces chansons qu'on écoute distraitement, puis qu'on n'entend plus. il en reste toujours un peu, enfouis, tapis, qui attendent.
[difficile de ne pas penser à ces cadavres que la même mer avale.]
"Migrant". Migrant restera sans doute le mot de l'été 2015. Martelé, décortiqué, il s'est invité. Et l'obsession d'une horde d'envahisseurs a pris forme, s'est insinuée, peu à peu. Jusqu'à cette image. Un gamin étendu mort au bord de l'eau. Je ne sais pas pourquoi, elle me fait penser à la vidéo de Sigalit Landau et son hula hoop en fil de fer barbelé. Sans doute parce que j'y ressens la même atmosphère, quelque chose de grave dans le calme de la plage, le bruit des vagues et des baigneurs. Puis, se superpose le visuel de la prochaine biennale de Lyon, "La Vie moderne", sur laquelle je travaille en ce moment.
La vie moderne. Titre de la 13ème biennale. L'image de Yuan Goang-Ming ; mer, plage, soleil, vacances... Des parasols qui nous ramènent aux années 60. Vie moderne ? Quand Boris Vian nous susurrait à l'oreille "Viens m'embrasser / je te donnerai... un frigidaire / un joli scooter /un atomixer /et du Dunlopillo... Vie moderne ? C'est aussi une chanson de Ferré, qui meurt un 14 juillet, comme pour entendre une dernière fois la marseillaise.
Époque fantasmée. L'art et la "vie", dont on garde des œuvres colorées, joyeuses, "pop". des combats, des débats passionnés, des mots magiques et un tragique lointain, loin de chez nous. loin de nos plages. Avec ses images à rendre notre "bonheur" encore plus palpable ; loin "la petite fille au napalm", loin "la petite fille et le vautour" [qui s'est avéré être un garçon]. Aujourd'hui, Aylan Kurdi, ce gamin, est allongé sur nos plages et on connait son nom. Aujourd'hui on ne réagit pas aux images, mais à leur diffusion, au buzz qu'elles produisent, aux "partages" et autres "like".
La radio encore ; "... le prix Goncourt va se réunir" / "...ça barde à la villa Médicis" / "...mon sketch Vacances à Marrakech" / "fallait-il diffuser la photo du petit Aylan Kurdi ?". Trop tard. / "le mot je déteste le plus c'est le mot DIEU nous dit Denis Roche". Trop tard aussi. Il vient de mourir à 77 ans.
Lisait-il le journal de Tintin ? Je me pose de drôles de questions ces temps-ci...
[au fait, y a-t-il une "mort moderne" ?]
*photographie de Nilufer Demir